DES. ERASMUS ROTERODAMUS BARTHOLOMEO LATOMO S.D.
Orationem tuam valde probavi … neque quicquam unquam legi tuum, quod non vehementer arrideret, eo quod illic animadverterem ingenium ardens absque furore, liberum absque petulantia, amicum absque assentatione, excelsum sine arrogantia.
[Epistolarum D. Erasmi Roterodami libri XXXI, Londres, 1642, col. 1542.]
« Parmi les latinistes belges du XVIe siècle, Barthélemy Latomus d’Arlon [1485-1570] occupe une place de choix. Ami d’Érasme [1469-1536], quoique beaucoup plus jeune que lui, poète de valeur, professeur à Fribourg-en-Brisgau, premier lecteur royal d’éloquence latine au collège fondé par François Ier, il fit briller, loin au-delà de nos frontières, la gloire et l’éclat de nos lettres renaissantes. Latomus (latinisation à la mode de l’époque de Steinmetz ou de Masson) naquit dans le marquisat d’Arlon en 1485. Il fréquenta d’abord l’école laïque de cette ville et se lia d’amitié avec Mathias Held qui occupa plus tard une des situations les plus en vue de l’Empire [catholique fervent, chargé de plusieurs missions secrètes par Charles-Quint, mort en 1563]. C’est chez un oncle de ce dernier qu’il s’éprit vivement des auteurs anciens. Ce vieillard possédait une bibliothèque magnifique et collectionnait les bonnes éditions, alors dans tout l’éclat de leur jeune nouveauté, des grands classiques latins. Le jeune Latomus alla poursuivre ses études à Trèves, le marquisat d’Arlon étant soumis à la juridiction ecclésiastique de la ville rhénane. Il y trouva de puissants protecteurs dans les Greiffenclau de Volratz; Jean-Louis de Haegen, surtout, proche parent de l’archevêque, le prit en amitié.
Après de solides humanités, Latomus partit pour l’Université de Fribourg-en-Brisgau où il passa six années, d’abord comme élève, puis comme régent du collège de l’Aigle. Dans ce dernier poste, sa tâche n’était pas facile: intimement mêlé à la vie des étudiants soumis à sa tutelle, il était tenu de réprimer les infractions à la discipline, si nombreuses alors et si variées; il devait, en outre, s’occuper de la comptabilité du collège, surveiller la préparation des repas, diriger les discussions, faire rapport au recteur de la marche de la maison confiée à ses soins. Latomus y est mêlé à diverses aventures estudiantines, trop longues à être narrées ici, et est condamné à une amende pour indiscipline vestimentaire.
C’est à Fribourg que le jeune maître-ès-arts fit une rencontre qui détermina la direction de sa carrière; il se lia d’amitié avec Ulric Zasius [1461-1535], un des personnages les plus éclairés de son temps, jurisconsulte fameux, humaniste chrétien grand admirateur d’Érasme, qui, presque chaque soir, réunissait dans sa maison l’élite de la jeunesse fribourgeoise pour l’initier au culte retrouvé de l’Antiquité. Érasme visite ce petit séminaire en août 1518; le jeune Latomus lui est présenté et lui fait la meilleure impression. Trois ans plus tard, lorsque le prince des humanistes traverse l’Alsace pour se rendre à Bâle, Latomus l’escorte de Strasbourg à Sélestat. À Fribourg, Latomus organise des cours extraordinaires consacrés surtout à l’explication d’auteurs. Il y fait aussi ses premières armes poétiques en improvisant, à la mort de Maximilien [1519], un thrène vibrant de patriotisme qui, en l’espace de quelques mois, connaît deux éditions.
Après divers démêlés avec les autorités universitaires, Latomus retourne à Trèves, rappelé sans doute par Richard de Greiffenclau, son protecteur. L’année suivante, il vivra l’unique épisode guerrier de sa carrière. Vers la fin de l’été 1522, Franz de Sickingen, condottiere et Raubritter gagné aux idées de la Réforme, investit Trèves avec une armée de 15.000 hommes; toute la ville est mobilisée pour la défense et notre humaniste de cabinet est obligé de ceindre l’épée et de combattre sur les murs. Dès le mois d’août 1523, il publie à Cologne chez Eucaire Hirschhorn, les 1089 hexamètres d’une petite épopée où il retrace les événements auxquels il vient d’être mêlé. En 1526, Latomus enseigne à Cologne, la rhétorique, sans doute, car c’est de cette époque que datent plusieurs de ses manuels consacrés à cet art. Il commente aussi des œuvres oratoires de Cicéron et de Tite-Live. Attiré par la gloire du Collège des trois langues, où professent Rutger Rescius et Conrad Goclenius [±1489-1539], Latomus fait un séjour de quelques mois à Louvain; il y suit les cours d’Adrien Barland [1487-±1542]. Au début de 1531 nous le retrouvons à Trèves qu’il quitte définitivement à la mort de son protecteur Richard de Greiffenclau.
Depuis quelque temps déjà, Paris, capitale intellectuelle de l’Occident et bastion de l’humanisme, attirait Latomus. Il y est reçu avec grand empressement par André de Gouvéa [1497-1548] au Collège Sainte-Barbe où il obtient une chaire de Rhétorique [en 1533]. Il publie plusieurs éditions commentées d’auteurs latins et devient une des illustrations de la philologie parisienne.
François Ier [1494-1547], père des lettres, jaloux des collèges humanistes qui naissaient un peu partout – le Collège de Saint-Jérôme à Alcala (1515), le Corpus Christi à Oxford (1518), le collège des Trois Langues à Louvain (1518) – avait, dès 1517, pressenti Érasme pour la fondation d’une institution analogue dans sa bonne ville de Paris. Mais la réalisation de ce projet fut constamment remise en cause, d’abord par les tergiversations d’Érasme, plus tard par les guerres continuelles du roi. Après la paix de Cambrai (5 août 1529) et sur les instances expresses de Guillaume Budé [1468-1540], maître de la librairie royale, six lecteurs royaux furent nommés, deux pour le grec, trois pour l’hébreu et un pour les mathématiques. Ce fut un coup mortel pour la scolastique: la Sorbonne ne s’y trompa point. La lutte fut chaude, envenimée encore par des différends religieux […] L’opposition de l’Université ne fit que croître lorsqu’on parla d’adjoindre aux chaires déjà existantes celle d’éloquence latine, et surtout lorsqu’on apprit que le candidat poussé par le cardinal de Lorraine et par Guillaume Budé était un Allemand suspect, comme tous ses compatriotes, d’hérésie luthérienne. Malgré la cabale, Latomus fut nommé et à la rentrée de 1534, il fit sa leçon inaugurale au collège Sainte-Barbe, le collège Royal ne possédant pas encore ses propres locaux. […]
De tous les pays d’Europe des étudiants affluent à ses cours, les esprits les plus distingués se rencontrent autour de sa chaire: François Rabelais [±1494-1553] et Clément Marot [1496-1544], Jean Calvin [1509-1564] et Ignace de Loyola [±1491-1556], Guillaume Budé et Pierre de la Ramée [1515-1572], le cardinal Jean du Bellay [1492-1560] et Marguerite de Navarre [sœur de François Ier, 1492-1549]. Latomus, à cette époque, penche du côté de la réforme modérée des évangélistes français; il correspond avec Philippe Melanchthon [1497-1560] et est très lié avec Johann Sturm [1507-1589] et Johann Sleidan [±1506-1556]. Il loge chez le célèbre imprimeur François Gryphe, rue des Carmes, qui édite plusieurs de ses ouvrages philologiques. Malgré ses innombrables travaux et les charges de sa chaire, il n’a pas dit adieu à la poésie. C’est même de cette époque [1536] que datent deux de ses œuvres les plus achevées: La Bombarde dédiée à François Ier qui guerroyait alors en Italie et une brillante Élégie adressée au cardinal du Bellay, lieutenant général en Picardie et Champagne et gouverneur de Paris. Cette dernière constitue l’œuvre la plus personnelle de Latomus. Ces 201 distiques élégiaques sont entièrement faits de confidences; ils tracent un sombre tableau de la situation matérielle des intellectuels au XVIe siècle. Le poète se plaint amèrement de la misère où il croupit. Depuis des mois, il professe au Collège mais, malgré toutes les promesses, jamais la cassette royale ne s’est entrouverte pour lui. Il esquisse un autoportrait qui ne manque ni de pittoresque, ni de sel: visage blême, cheveux hirsutes, yeux hagards dans des orbites creuses, toge en haillons, pas de chaussures à se mettre aux pieds […]
Il est obligé de faire des dettes qu’il ne peut acquitter le jour de l’échéance; il sue sans cesse sur de vains travaux, méprisé et raillé par tous. Pour finir, il adresse une nouvelle supplique au cardinal, défenseur paternel des bonnes études, et fait des vœux pour le succès des armes du Roi François et pour la France. […]
En 1539, Latomus obtient un congé d’un an et fait en Italie son pèlerinage d’humaniste. Il s’attarde surtout à Bologne et à Rome. Pour la rentrée de 1540, il est de retour à Paris et son discours inaugural du 25 octobre retrace les principales étapes de son voyage. En 1542, Louis de Haegen devient archevêque de Trèves. Latomus quitte Paris pour devenir son conseiller. Il s’installe à Coblence et s’y marie [avec Anna Zieglins]. Il abandonne bientôt les bonnes études et la poésie pour se lancer corps et âme dans la lutte religieuse. Revenu à la plus stricte orthodoxie, il s’attaque à Martin Bucer [promoteur de la Réforme à Strasbourg, professeur de théologie à Cambridge, 1491-1552], à Petrus Dathenus [pasteur calviniste, ±1531-1588], à d’autres champions protestants. Il assiste même comme auditeur catholique au colloque de Ratisbonne [en 1546, puis au colloque de Worms, en 1557]. Chargé d’ans et de travaux, il s’éteint à Coblence le 3 janvier 1570. »
[L. Bakelants (1951), Latomus. Deux discours inauguraux. Introduction, traduction et notes par L.B., Bruxelles, (Collection Latomus, 5), p. 5-12.]
Les travaux relatifs à Barthélemy Latomus publiés dans la revue et dans la collection qui portent son nom sont répertoriés dans les Tables sous les Nos 266, 269, 811, 814, 817, 818, 828, 2554.
Voir aussi:
L. Roersch (1887), Barthélemy Latomus, le premier professeur d’éloquence latine au Collège Royal de France in Bulletins de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique 3e s., 14, p. 132-176.
L. Roersch (1890-1891), Latomus (Barthélemy) in Biographie Nationale, XI, Bruxelles, col. 425-434.
L. Bakelants (1949), Barthélemy Masson d’Arlon, poète et latiniste (1485-in1570) in La Revue Nationale 21, p. 23-27.
L. Bakelants & M.-Th. Lenger (1964), Bibliotheca Belgica. Bibliographie générale des Pays-Bas, III, Bruxelles, p. 678-747; VI, 1970, p. 9-171 et 217-250.